Lettre de SAMIR AMIN
Cher ami , chà¨re amie
A la veille de la quatrià¨me à©dition du FSM ( Porto Alegre , janvier 2005), je soumet à votre attention quelques rà©flexions et propositions visant à donner au “mouvement ” ( alter ou anti mondialiste) davantage d´impact rà©el.
1. Le ” mouvement ” a dà©jà remportà© une victoire ” morale “.” Le monde n´est pas à vendre “, ” Un autre monde est possible ” ne sont pas des slogans creux, mais des mots d´ordre de bataille justes qui ont dà©jà conquis la sympathie de l´opinion populaire à travers le monde entier.
Le ” mouvement ” en question est multiple et cette multiplicità© en fait prà©cisà©ment la force, màªme si elle rend plus difficile la convergence autour d´objectifs stratà©giques prioritaires. Gagner des batailles importantes sur des points prà©cis, aux plans nationaux, rà©gionaux et mondiaux, constitue le seul moyen de rà©aliser des avancà©es irrà©versibles dans le combat pour ” un autre monde “. Cela implique des dà©bats systà©matiques approfondis, le choix des objectifs en question et l´organisation de campagnes d´actions adà©quates. La seule addition des revendications des victimes du systà¨me – qui sont parfaitement là©gitimes – ne constitue ni une alternative, qui exige cohà©rence politique, ni màªme une stratà©gie permettant d´avancer. Or le ” mouvement ” est fortement menacà© d´en rester là et d´aucuns tentent de là©gitimer cette option de principe.
La multiplicità© est d´abord celle des objectifs et, derrià¨re eux, des intà©ràªts sociaux (” de classes “). Le ” mouvement ” mobilise dà©sormais des segments importants des classes moyennes à©duquà©es – surtout dans les pays du centre du systà¨me. Leurs organisations sont toujours centrà©es sur un objectif singulier (la promotion des femmes, la prise en considà©ration des exigences de respect de l´environnement et des à©quilibres à©cologiques, la dà©fense des ” minorità©s” culturelles et autres opprimà©s, le progrà¨s des droits etc.). Ces organisations peuvent àªtre conà§ues dans la durà©e (” permanente “) ou àªtre construites pour une bataille particulià¨re dà©terminà©e. Elles sont souvent ” interclassistes ” par principe. Il faut se fà©liciter de cette transformation positive dans l´intervention de couches sociales qui souvent se contentaient jusqu´ici d´utiliser leur droit de vote et les moyens de la dà©mocratie reprà©sentative (lobbies, interventions auprà¨s des partis politiques et des à©lus). La dà©fense de ” l´individu ” (et des libertà©s d´initiatives individuelles) et la forte dimension morale caractà©ristiques de beaucoup de ces mouvements n´est pas une ” dà©viation petite bourgeoise ” comme une certaine tradition du mouvement ouvrier les considà©rait souvent, mais un progrà¨s de la pratique politique, au bà©nà©fice à plus long terme de toutes les classes dominà©es.
Il reste que ces mouvements ” nouveaux ” n´ont pas fait disparaà®tre ceux des classes populaires en lutte pour leurs intà©ràªts dits ” matà©riels “. Les luttes ouvrià¨res pour l´emploi, les salaires, la sà©curità© dans le travail, les luttes paysannes pour des prix rà©munà©rateurs, l´accà¨s au sol et aux moyens de la cultiver correctement, pour des rà©formes agraires quand cela est nà©cessaire, continueront à constituer l´axe central des combats susceptibles de modifier les rapports de force sociaux. Syndicats et organisations paysannes constituent de ce fait des organisations essentielles du mouvement. Cela n´est pas toujours acceptà© comme il le faudrait. Car dans les ” grands bazars ” de rencontre des mouvements (les forums) le devant de la scà¨ne est trop souvent occupà© par les classes moyennes. Sans doute les organisations ” classiques ” à travers lesquelles s´expriment et agissent les classes dominà©es sont-elles loin d´àªtre adaptà©es aux dà©fis nouveaux. Les transformations dans l´organisation du travail et de la gestion de la vie à©conomique produites par l´à©volution du capitalisme imposent celles des formes d´organisations et de luttes des mouvements ouvriers et paysans, sur lesquelles j´ai insistà© ailleurs et qui constituent, entre autre, le programme de travail du Forum Mondial des Alternatives (on peut se reporter ici au site du Forum du Tiers Monde). Mais ces exigences ne justifient pas le mà©pris dans lequel beaucoup des autres mouvements tiennent les syndicats et les organisations paysannes dits ” traditionnels “.
Le ” mouvement social ” ne mobilise pas exclusivement des forces ” progressistes “. Il y a des mouvements parfaitement rà©actionnaires, puissants, qui n´oeuvrent pas pour la construction d´un ” autre monde ” (entre autre multipolaire). Aux Etats-Unis les ” associations patriotiques ” et les ” sectes ” sont celles qui comptent, par millions, le plus d´adhà©rents. En Europe l´offensive obscurantiste des mouvements communautaristes et para religieux se dà©ploie avec succà¨s. Dans certaines rà©gions de la pà©riphà©rie les mouvements fondamentalistes, para religieux ou ethnicistes, occupent le devant de la scà¨ne.
Les mouvements se heurtent à des difficultà©s considà©rables pour transgresser les frontià¨res de l´Etat. Ne s´en à©tonneront que ceux qui croient – naïvement – au ” village mondial ” ou aux ” multitudes ” indà©finies.
2. Comment surmonter tous ces obstacles ?
Je ne vois pas d´autre moyen ici que par l´organisation de grandes campagnes mondiales autour d´objectifs stratà©giques prioritaires.
Je suggà¨rerai ici – pour la discussion – quelques exemples : (i) une campagne contre les guerres amà©ricaines (dites de prà©vention), et, au-delà , pour l´à©vacuation de toutes les bases (” US go home “) ; (ii) une campagne pour le droit d´accà©s au sol dont la reconnaissance est vitale pour trois milliards de paysans des trois continents ! ; (iii) une campagne pour l´organisation rà©gulà©e des dà©localisations industrielles ; (iv) une campagne pour l´abolition des dettes extà©rieures du tiers monde. D´autres propositions sont bienvenues. Aucune de ces campagnes n´engagera ” tout le monde “, leurs centres de gravità© seront divers de l´une à l´autre, mais toutes devraient trouver un à©cho fort non seulement dans les pays les plus directement concernà©s mais à©galement dans les autres permettant ainsi de faire avancer concrà¨tement les expressions d´un nouvel internationalisme des peuples.
La menace principale qui pà¨se sur le ” mouvement ” est à mon avis le risque de croire naïvement qu´on peut ” transformer le monde sans chercher à conquà©rir le pouvoir “. Il reste vrai que des mouvements sociaux puissants sont parvenus dans certains moments de l´histoire à ” changer la socià©tà© “. 1968 en est sur ce plan l´exemple majeur rà©cent. 1968 a changà© beaucoup de choses (en Occident), et d´une manià¨re positive : l´essor de la revendication fà©ministe, l´approfondissement de la responsabilità© dà©mocratique individuelle, entre autres sont à porter à son actif. Mais le capitalisme a montrà© qu´il à©tait capable d´absorber ces à©volutions sans que soient remis en question ses modes fondamentaux d´exploitation et d´oppression. Aujourd´hui certains à©crits se proposent de donner une là©gitimità© d´apparence ” scientifique ” à cet appel à ne finalement rien faire, car tout se ferait par lui-màªme, ” naturellement “.
En contre point le dà©bat sur les exigences de la progression du mouvement social appelà© à devenir la force politique du changement des rapports de force sociaux et, par ce moyen, des systà¨mes de pouvoir, reste centrale. Que cela implique l´invention d´une ” autre faà§on de faire de la politique ” ne fait pas l´ombre d´un doute. Mais la proposition ainsi formulà©e est trop vague pour àªtre autre chose que creuse.
Les forums sociaux sont aujourd´hui confrontà©s à un choix dà©cisif. Ils peuvent devenir les lieux de la construction patiente de fronts capables de faire avancer la convergence dans la diversità© de toutes les forces progressistes de la planà¨te. Je suggà©rerai ici à cet effet la dà©finition de plateformes communes articulà©es autour du double refus du nà©o libà©ralisme et de la militarisation de la mondialisation sous le contrà´le des Etats-Unis. Cette alliance ouverte et large des mouvements qui s´inscrivent dans cette perspective permettrait de placer l´accent sur la construction d´alternatives positives. Il va de soi, pour moi, que cette alliance exclut les mouvements sociaux rà©actionnaires , ce qui exige qu´un terme soit mis aux attitudes ambigues à leur à©gard de segments importants de la gauche. A dà©faut les forums sociaux deviendront des bazars dont il n´y aura pas grand´chose à attendre. Le systà¨me dominant encourage bien entendu cette option qui lui permet de laisser entendre qu´il ” joue le jeu de la dà©mocratie “, en fait d´une dà©mocratie impuissante et incapable de produire des stratà©gies politiques alternatives cohà©rentes et efficaces, et qui de ce fait conforte son pouvoir.
3. Je suggà¨re la constitution d´un groupe de travail , sans doute ” informel ” et ” ouvert ” , mais nà©anmoins restreint, pour ne pas tomber dans l´erreur qui a condamnà© le ” conseil international du FSM ” à l´impuissance.
Sans doute ne faut-il imaginer qu´un comità© de ” coordination ” et pas du tout de ” direction ” du mouvement (tant d´ailleurs aux niveaux nationaux que rà©gionaux et mondial).
Mais je dirais à propos de comità©s de ce genre, fussent-ils de coordination seulement, qu´il faut à©viter qu´ils ne soient noyà©s par la sur reprà©sentation d´ ONGs , parfois insignifiantes du point de vue de leur impact rà©el ( mais nà©anmoins bien dotà©es financià¨rement et de ce fait capables de consacrer l´essentiel de leur temps à prà©parer des ” shows ” plutà´t que de conduire des batailles longues et continues !!). On devrait à©galement commencer à penser la constitution de petits comità©s d´initiative pour chacune des grandes campagnes envisagà©es.
Dans l´attente de vos rà©actions
Trà¨s fraternellement
SAMIR AMIN
Site Web : http://forumtiersmonde.net