par Bahar Kimyongür
Ce devait àªtre en juin 1993. Quelques jours aprà¨s la mort atroce de cinq Turques dont une femme, une adolescente et trois fillettes dans un incendie raciste boutà© par des Nà©o-Nazis à Solingen, une manifestation composà©e de membres de la communautà© turque et d’antiracistes belges à©tait organisà©e dans les rues de Schaerbeek.
Parmi les manifestants, tout le spectre politique de l’immigration turque à©tait reprà©sentà©: des marxistes du DHKP-C (qui à l’à©poque s’appelait encore Dev Sol), aux Loups Gris fascistes du MHP en passant par les Islamistes du Milli Görüs.
Naturellement, je me suis agglutinà© au cortà¨ge des rà©volutionnaires turcs dont les mots d’ordre se rapprochaient de mes aspirations: louange à la fraternità© entre les peuples, condamnation du racisme et du fascisme… Peu à peu, je m’aperà§us que la tàªte de la manifestation changeait de caractà¨re et de rythme, que de manifestation antiraciste paisible, elle à©tait devenue virulemment raciste, les ” Loups Gris ” faisant à©talage de leur fà©condità© masculine à l’endroit (et surtout à l’envers) du peuple allemand aux cris de ” Un Turc b… mille Allemands “.
Pour des raisons que tout le monde pourra aisà©ment comprendre, tout en ressentant une profonde compassion envers les familles des soldats turcs tuà©s ces derniers jours (autant que pour les familles des maquisards kurdes qui ont connu le màªme sort), je me suis bien gardà© de me rendre aux manifestations organisà©es en leur hommage. Je n’ai suivi les à©và©nements que via la Toile, la tà©là© et les tà©moignages directs des familles kurdes et armà©niennes victimes de la furie fasciste.
Comme tous les dà©mocrates, ces à©và©nements m’ont profondà©ment indignà© et rà©voltà© mais sont loin de m’avoir surpris. Quand des stars du show-biz, des joueurs de football et l’ensemble de la classe politico-militaire turque se mettent au garde-à -vous pour honorer la mà©moire des ” soldats martyres ” en criant vengeance et quand on connaà®t la place que la Turquie occupe dans le quotidien des jeunes dà©linquants bruxellois d’origine turque soumis de surcroà®t au fascisme de proximità© và©hiculà© par les ” foyers ” des Loups Gris, on ne s’à©tonne vraiment pas de cette explosion de violence. D’autant que ce n’est pas la premià¨re fois que cela arrive en Belgique.
En Turquie, ce sont des scà¨nes quasi familià¨res depuis… avril 1915 ! Ce que l’on appelle ” gà©nocide armà©nien ” ne fut hà©las pas le seul fait d’hommes en uniformes. De simples citoyens ottomans turcs et kurdes aveuglà©s par une haine religieuse attisà©e par le rà©gime jeune-turc des sinistres Enver et Talaat Pacha ont aussi participà© aux massacres, aux viols et aux pillages des Armà©niens et des autres minorità©s chrà©tiennes. Mais le pogrome est un modus operandi des hordes nationalistes qui ne vise pas uniquement les minorità©s ethniques et religieuses. Ainsi, trente ans aprà¨s le massacre des Armà©niens, le 3 dà©cembre 1945, les locaux de la gazette de gauche ” Tan ” dirigà©e par le couple Sabiha et Zekeriya Sertel ainsi qu’une imprimerie et de nombreux kiosques à journaux subissent l’ire de 20.000 manifestants armà©s de haches et de masses. Galvanisà©e par des à©tudiants de droite hurlant ” A bas le communisme, à bas les Sertel “, les manifestants sà¨ment la terreur sur tous les journalistes de gauche. Ces incidents ainsi que de multiples condamnations contraignent Zekeriya Sertel et son à©pouse Sabiha à s’exiler.
Les 6 et 7 septembre 1955, soit dix ans plus tard, Grecs, Armà©niens et Juifs de Turquie subissent deux interminables nuits de cristal : au total 5.317 à©difices appartenant aux communautà©s juive, armà©nienne et grecque dont 4.214 commerces, 1004 maisons, 73 à©glises, une synagogue, deux monastà¨res et 26 à©coles sont mis à sac et incendià©s. L’à©là©ment dà©clencheur, un attentat contre le domicile d’Atatürk à Thessalonique imputà© par le rà©gime d’Ankara aux communistes turcs. De l’aveu màªme du gà©nà©ral de corps d’armà©e Fatih Güllapoglu , c’est l’antenne de la CIA alias le ” dà©partement de guerre spà©ciale ” (Özel Harp Dairesi) qui plannifia cet attentat impliquant par ailleurs deux attachà©s du consulat turc arràªtà©s en flagrant dà©lit par la police grecque !
Sur la liste des indà©sirables, il y a les Armà©niens, les Grecs, les Juifs, les socialistes mais aussi la communautà© religieuse progressiste des Alevis.
Le 19 dà©cembre 1978, un membre des jeunesses fascistes dà©nommà© Ökkes Kenger lance une bombe artisanale dans une salle de cinà©ma où l’on projetait un film anticommuniste . Les spectateurs, pour la plupart des militants fascistes et forces de l’ordre font, eux aussi, partie du plan. Ces derniers s’enferment dans leurs casernes et leurs commissariats pour laisser faire les à©meutiers. En l’espace de quelques heures, les spectateurs sont rejoints par une foule de Loups Gris venus des provinces avoisinantes. Aux cris de ” Abattez tous les alevi communistes ” et de ” Tuez un kizilbas et vous irez au paradis “, ils investissent les quartiers habità©s par la communautà© alà©vie et les militants de gauche, dont les maisons ont à©tà© marquà©es de croix la veille. Le carnage est indescriptible : des femmes sont assassinà©es puis violà©es, celles qui sont enceintes sont à©ventrà©es. Des vieillards sont achevà©s à coups de hache. Des bà©bà©s sont clouà©s aux arbres. Les victimes ont les yeux crevà©s avec des tournevis. Certaines sont dà©capità©es … Au 24 dà©cembre, les chiffres officiels avancent le bilan de 111 morts et de plus de mille blessà©s. Des pogromes similaires sont perpà©trà©s dans d’autres villes à forte densità© alà©vie et connus comme à©tant des bastions de gauche, notamment à Malatya (avril 1978) et à Corum (mai 1980). Le pogrome de Kahramanmaras marque un pas dà©cisif vers la prise de pouvoir par la junte militaire. La dictature du gà©nà©ral Kenan Evren qui dà©bute par un putsch le 12 septembre 1980, remplace la terreur des Loups Gris… jusqu’au 2 juillet 1993 où, à Sivas, plusieurs milliers d’entre eux et d’islamofascistes cernent un hà´tel où sont retranchà©s des artistes et des intellectuels de gauche venus participer à un festival alà©vi. Les assaillants boutent le feu à l’hà´tel sous le regard bienveillant des soldats et des policiers. Bilan : 37 personnes sont brà»là©es vives parmi lesquels des musiciens, des à©crivains et des journalistes pris pour cibles en raison de leurs idà©es progressistes et laïques.
Depuis 2005, les actions armà©es de la guà©rilla du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans l’Est anatolien sont le nouveau prà©texte à des actes de lynchages et des pogromes anti-kurdes. Jours et nuits, des patrouilles de ” Loups Gris ” dà©cidà©s à exterminer les ” bà¢tards “, les ” terroristes “, les ” sà©paratistes ” et autres ” traà®tres à la patrie “, sà¨ment la terreur dans les rues d’Istanbul, d’Ankara, de Trabzon ou d’Izmir. Ces màªmes loups guettent dans les rues de Bruxelles la moindre occasion pour terroriser les communautà©s anatoliennes non turques de Saint-Josse. Quatorze ans aprà¨s la manifestation antiraciste de Bruxelles en hommage aux victimes de Solingen, nos Loups Gris n’ont rien perdu de leur libido : ” Nous entrerons en Irak, nous b… vos mà¨res ” criaient-ils dimanche dernier durant leur procession militaire nocturne digne des chemises brunes sur le boulevard de la petite ceinture. La ceinture à©tant irrà©mà©diablement la hauteur maximale que l’esprit de ces nazillons puisse atteindre.
Sections d’assaut hitlà©riennes ou skinheads de Solingen, Loups Gris stambouliotes ou bruxellois, leurs victimes sont toujours les màªmes : les minorità©s, qu’elles soient ethniques, culturelles, religieuses ou politiques. Motif de leur haine : la diffà©rence de leurs victimes.
Quand aux semeurs de haine de ” notre terroir à nous “, ils n’ont pas tardà© à montrer le bout de leur museau en lanà§ant leurs nausà©abond : ” Belgique, tu l’aimes ou tu la quittes “. Cette surenchà¨re raciste et xà©nophobe, toute aussi condamnable que celle des Loups Gris, ne fera que raviver les tensions et rendra celles-ci encore plus incontrà´lables. L’heure est rà©solument à la fraternisation entre les communautà©s. Ce projet ne sera possible que si les autorità©s fà©dà©rales et communales, l’ensemble des partis dà©mocratiques et le rà©seau associatif engagent un combat rà©solu contre les fascismes d’ici et d’ailleurs. Ni stigmatisation, ni rà©pression de la communautà© turque mais promotion de sa culture et de ses penseurs humanistes tels Cheikh Bedreddine, Mevlà¢na Djà©laleddine Roumi, Yunus Emre ou Pir Sultan Abdal en lieu et place des à©loges à la puissance et aux conquàªtes militaires omniprà©sents dans les mà©dias turcs et des discours des à©lus belgo-turcs, telle est peut-àªtre la solution. Du moins, un moyen qui nous permettrait d’empàªcher la tombà©e d’une nuit de cristal (à trois lunes) sur la grisaille (de loup) tennoodoise.
28 octobre 2007
bahar_kimyongur@yahoo.fr